VI
Infime satellite de la Terre ou occupant paisible de son appartement, Eyre avait tenté de communiquer avec l’entité qui occupait son cerveau. Et seul le silence lui répondait. Le silence et le vide. Il ne se sentait pas occupé. Il se sentait seul. Unique.
Les rêves avaient cessé depuis six mois. Cela voulait-il dire que l’entité n’était plus distincte de lui, que la fusion était achevée ? Dans ce cas, pourquoi se sentait-il toujours humain et inchangé ? Lorsqu’il avait la forme humaine, cela s’entend ; parce que sous son autre forme, il se sentait presque non-humain, bien qu’il eût certainement répondu Paul Eyre si quelqu’un lui avait demandé son nom en cet instant.
Tincrowdor lui avait dit qu’il était faux qu’il fût inchangé. Il possédait une perception, une compassion aussi, toute nouvelle. C’était peut-être imputable aux événements qu’il avait vécus. Ils avaient libéré des qualités qui avaient toujours été présentes en lui, mais qu’il avait occultées, pour quelque obscure raison remontant certainement à la petite enfance.
« Il est possible, lui avait dit Tincrowdor, que tes pouvoirs n’existent que lorsque tu as la forme humaine. Quand tu es soucoupe volante, c’est la vitesse qui te permet de survivre. La seule façon d’en être définitivement certain, c’est de te soumettre à l’épreuve. Mais tu ne le peux pas, parce que tu te feras tuer si tu n’as pas de pouvoirs. Le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. »
Ce dilemme le préoccupait sans cesse quand la forme humaine était dominante. Mais il oubliait tout quand il parcourait les cieux et survolait les cités endormies, à la recherche d’un compagnon. Ces pensées ne revenaient le hanter que lorsque le jour se levait, lorsqu’il regagnait son appartement.
Ce soir-là, après le départ de Tincrowdor, il sortit et monta tout de suite à la verticale. Il décida d’abandonner l’espace sublunaire pour visiter la Lune. Il y trouverait peut-être un autre représentant de sa race, bien que quelque chose lui dît que les chances étaient plutôt minces. Le voyage ne lui posa aucun problème ; il n’avait pas besoin de calculer sa vitesse de libération ou sa constante gravitationnelle. Il lui suffisait de pointer vers la Lune, de la dépasser, de ralentir, d’effectuer une descente.
Et quand il revint sur Terre, la pendule de son appartement lui apprit qu’il n’avait pas mis plus de trois heures ; là-dessus, il avait passé une heure entière à explorer la surface de l’astre mort.
Le samedi et le dimanche qui suivirent, il visita Mars et ses deux satellites, Phobos et Deimos.
Le week-end suivant, il se rendit sur Vénus, mais il n’y resta pas longtemps à cause de l’atmosphère empoisonnée. Il lui fallut lutter contre des vents extraordinairement violents et des nuages de particules dont la nature lui était inconnue. Surtout, il décela la présence d’un être inconnu, énorme, lugubre, aux radiations mortelles. Pris de panique, il lutta contre les éléments pour échapper à l’atmosphère vénusienne. Ce n’est qu’à ce moment qu’il se calma un peu. Lorsqu’il eut regagné son appartement et repris sa forme humaine, il se mit à sangloter. Quels que fussent ses pouvoirs, il avait manqué se faire prendre comme une souris dans un piège ; il aurait été immanquablement détruit s’il n’avait réagi avec tant de promptitude. La créature l’aurait avalé mais ne l’aurait pas tué. Et une parcelle de son être aurait souffert un martyre sans nom pendant des éons innombrables.
Il avait rarement besoin de dormir mais, ce matin-là, il s’allongea sur le lit sans même prendre la peine d’enfiler son pyjama. A deux reprises, il s’éveilla en proie à une horreur sans nom.
La terreur ne l’abandonna pas au cours des jours et des nuits qui suivirent. Pour la première fois, il ne se sentait plus en sécurité. Si un être aussi malfaisant vivait sur Vénus, que risquait-il de trouver sur Jupiter, sur Pluton ?
C’est un samedi matin qu’il se décida une fois pour toutes. Il quitterait la Terre et la race des hommes pour trouver un autre membre de sa propre race. Il avait besoin de cette compagnie, même s’il ne savait pas exactement ce qu’elle lui apporterait. De toute façon, elle ne pourrait qu’être supérieure à celle que les hommes et les femmes lui avaient donnée. Ou, pour être plus juste, qu’il leur avait donnée. Ses efforts pour faire la conversation avaient toujours été pénibles, infructueux. Il ne se sentait à l’aise qu’avec les machines. Il pouvait les démonter, analyser leur fonctionnement, les réparer quand elles tombaient en panne. Mais ses relations, ses collègues de travail, sa famille même, tous ces gens qu’il avait fréquentés étaient demeurés des énigmes. Il n’était pas en phase avec eux. S’il avait eu cette perception des choses à l’époque où il avait épousé Mavice, il aurait pu être très heureux avec elle. Mais c’était trop tard à présent.
Peut-être sa rencontre avec la soucoupe, dans les bois, n’avait-elle pas été un accident. Peut-être avait-elle senti qu’il pourrait, mieux que tous les autres hommes qu’elle avait pu étudier, effectuer la transition vers une forme non-humaine. Ses racines étaient peu profondes, et le sol bien léger ; il ne serait ni trop difficile, ni trop pénible de l’arracher à l’humanité.
Il y avait trop de peut-être. Il voulait la certitude et la connaissance, et la seule manière de les obtenir consistait à retrouver ceux qui pourraient lui fournir tous les renseignements voulus.
Sa décision étant prise, il ouvrit le journal du dimanche et y découvrit une nouvelle qui le fit une nouvelle fois changer d’avis.